Denis Creissels, le génie des remontées

Propos recueillis par Mathieu Ros
PHOTOS : Nicolas JOLY
La version originale de cet article est parue dans Ski Magazine #396daté décembre 2009

Mathieu Ros Medina
Mathieu Ros Medina

Mathieu Ros Medina est un passionné de ski, snowboard et montagne avec plus de 15 ans d’expérience en tant que journaliste dans ces domaines.

Denis Creissels a commencé sa carrière en répondant à une petite annonce pour lePic duMidi à Chamonix. Le téléphérique cherchait«un ingénieur polytechnicien pour avoir de bons rapports avec les services de contrôle–dirigés par un polytechnicien » dit cet X fier de l’être. Sous la houlette du comteDino Lora Totino, concepteur de ce téléphérique extraordinaire, Denis Creissels va ensuite créer le premier cabinet d’ingénieur-conseil en transports à câble. Il a inventé notamment la télécabine DMC (« DoubleMonoCâble») et conçu des engins mythiques, comme la télécabine de la Bastille à Grenoble, feu letéléscaphe de Marseille, ou encore le fameux «téléféérique», la télécabine pulsée de La Grave. 

Mathieu Ros :
Vous aviez une passion pour la montagne à l’origine ?

Denis Creissels :

Mes parents avaient un chalet à Megève, je faisais du ski là-bas, mais je suis Aveyronnais d’origine. Et je signale au passage que le viaduc dit « de Millau » a 5 de ses 7 piliers sur le village de Creissels, et seulement 2sur la commune de Millau. Donc ça devrait s’appeler le viaduc de Creissels, et ça ne me ferait pas de peine !

En fait rien ne me prédisposait à cette trajectoire. Vous vous rendez compte, avoir un boulot à Chamonix, à l’aiguille du Midi, il n’y avait pas mieux, en tout cas pour moi. Et puis j’avais un patron extraordinaire, le comte Dino Lora Totino, qui avait imaginé ce téléphérique.

C’était un sacré personnage, il avait commencé le percement du tunnel du mont Blanc à ses frais, il avait fait toute la triangulation… Ça a été mon seul patron mais il en valait la peine !

MR :
Vous avez créé pas mal d’installations « spéciales » qui sont un peu devenues votre marque de fabrique…

DC :

À l’époque ça s’appelait des Creisselleries. Il y en a partout, télé-métro, télé-bus à La Plagne, télé-village à Valmorel, télé-Riou à Auron… Quand vous allez aux Menuires, j’ai fait ces yaourts peints en vert foncé qui continuent à tourner, ça a plus de 40 ans et ça marche très bien.Je me considère comme un architecte en transports à câbles. Je fais du mécano, je prends ce qui me va dans les boîtes pour faire des installations qui correspondent à une demande particulière. C’est pour ça que j’ai signé toutes ces translations en station, parce que c’étaient des choses particulières. C’est avec ces « creisselleries » que je me suis spécialisé. Les gros constructeurs comme le groupe Doppelmayr ou Poma ont des bureaux d’étude, mais ils déposaient au final moins de brevets que moi qui étais indépendant.

MR :
Et puis il ya eu la Bastille à Grenoble…

DC: 

Ces cabines sont devenues l’emblème de Grenoble, des tasses de café aux cartes postales. Je suis intervenu sur cette remontée en 1976, avant c’était un va-et-vient, et le problème, c’est que moi quand j’étais à l’aiguille du Midi, la question la plus souvent posée ce n’était pas « est-ce qu’il fait beau là-haut?» mais « dans combien de temps on peut être de retour ? »

C’est-à-dire que les gens sont pressés et ils n’aiment pas se sentir piégés. En plus de ça, dans ces cabines de 24 personnes, c’est les costauds autour et ceux au centre qui ne voyaient rien. Et puis ce principe du téléphérique, à peine parti, il était arrivé… J’ai donc fait une transformation pour combattre tout ça.

D’abord un transport continu pour que les gens puissent redescendre quand ils veulent, deuxièmement une montée/ descente pas trop rapide pour que cela fasse partie de l’attraction, et troisièmement des cabines très vitrées, il y a même des gens à qui ça fait peur.

Le jour de l’inauguration, en 1976, il y a eu une panne, j’étais «égaré à La Grave» comme a écrit le journal. Quand je suis arrivé, ils avaient commencé à évacuer les gens par hélicoptère, ce qui fait que tout le monde a su en une demi-journée qu’il y avait un téléphérique à Grenoble.

Si on regarde les chiffres donnés par la Bastille, ça tournait autour de 246 000 personnes par an. Après la transformation, on avait une fréquentation de 347000. C’est-à-dire que la transformation a fait gagner 40 % de clientèle. Ma fierté, elle est là. Ces chiffres prouvent qu’on a considérablement amélioré l’attraction et la ville de Grenoble.

Quand je pense qu’ensuite la municipalité a démoli le petit télésiège qu’il y avait là-haut, un prototype du père Pomagalski… Moi j’avais proposé un super projet, avec un jardin alpin, un musée du ski et un musée de la remontée mécanique. Et avec ce petit télésiège qui existait, et la neige artificielle qui était apparue, on aurait pu faire comme à Vancouver, quelques petites pistes accessibles aux citadins en transports en commun.

MR:
Quelles sont vos grandes fiertés dans ces décennies de remontées mécaniques ?

DC: 

Une de mes plus grandes fiertés, c’est que je suis arrivé à concevoir et à faire fabriquer une télécabine qui tienne au vent. Parce que c’est ça le grand problème des téléphériques de montagne. Je suis arrivé à résoudre ça avec un brevet qui date de 1984, le DMC (DoubleMono Cable). Au lieu d’avoir un câble porteur et un petit câble tracteur, j’ai pris la même section de gros câbles et je l’ai mise à l’horizontale, écartée de l’autre, et j’y ai accroché des véhicules plus bas, qui tiennent mieux au vent. À Verbier il y en a un par exemple, ils en sont très contents, ils l’ont fait fonctionner avec des pisteurs sous des vents de 140 km/h. Pour le public, il s’arrête à30m/s, soit 108km/h, ce qui n’est déjà pas si mal. Le Jandry aux 2 Alpes, c’était le début de ce système à deux câbles, mais ils sont trop rapprochés, à 70 cm l’un de l’autre. Aujourd’hui, on en fait à 3m40, comme le Funitel de Peclet à Val Thorens, ça permet de mettre la cabine pratiquement entre les câbles, en tout cas très proche de ces derniers, pour une stabilité maximale au vent.

MR :
il n’y a pas eu que des réussites, quels ont étévos échecs ?

DC :

Alors là je dois parler du télésiège débrayable (TSD) à double contour. Le problème quand vous voulez faire du débit, c’est que vous allez avoir des sièges de plus en plus rapprochés, et en gare il n’y a plus de place pour faire monter les gens sereinement. On avait vu qu’ils vendaient des TSD 6 places avec 3 600 skieurs/h de débit. Ça s’arrêtait tout le temps, il y avait toujours quelqu’un qui avait perdu un gant, etc. On a donc imaginé un système où une fois que les sièges arrivent en gare, la moitié prend un contour, et l’autre moitié un chemin plus large. Il n’y en a que quelques-uns dans le monde, un à Val Thorens, deux aux Menuires, et un à Breckenridge dans le Colorado. C’est un échec commercial, en fait on s’est trompés en proposant un télésiège avec un débit de 5 000skieurs/heure. Ce type de débit serait intéressant aux États-Unis, où le Forest Service contraint les stations beaucoup plus qu’en Europe et ne leur laisse pas construire beaucoup de remontées. Mais à 5 000 skieurs/heure, il faut que vous ayez les pistes de descente qui correspondent ! 

Finalement, nous nous sommes aperçus que ce n’était pas le débit qu’on aurait dû mettre en avant, le plus intéressant de ce système c’est que sur le contour extérieur les sièges arrivent deux fois moins vite. C’est parfait pour les débutants et les enfants, c’est là-dessus qu’on aurait dû communiquer. Je ne comprends pas qu’on n’en voit pas plus, de ce type d’engins. J’étais encore l’autre jour à l’inauguration d’un TSD avec un tapis. Un tapis ! Alors les enfants partent en arrière, les débutants, c’est encore pire… D’accord, c’est un peu plus cher de faire un double contour, mais il faut savoir ce que vous voulez faire !

MR :
Quelles sont les installations de demain selon vous, tout a déjà été inventé ?

DC :

Dans les stations de ski, le problème est à mon avis parfaitement résolu : la solution c’est le TSD. C’était un système délicat qui est maintenant parfaitement maîtrisé quel que soit le constructeur.

Ces installations correspondent parfaitement à la pratique du ski : elles font 1200 à 1500m de long, 400 à 500m de dénivelé, elles se prennent débrayées donc avec un confort et une sécurité suffisants. Et ça marche, à des prix à peine plus chers qu’un télésiège à pinces fixes.

Ces remontées correspondent à la pratique du ski parce que vous n’avez pas besoin de plus de dénivelé en général. 400 à 500 mètres c’est le dénivelé que fait un bon skieur avant de s’arrêter pour souffler, et ça permet d’avoir le même type de neige d’en haut jusqu’en bas.

En transport à câble, je ne vois pas ce que l’on peut faire de plus simple et de plus adapté. Et puis, à partir de là, on peut décliner ce qu’on veut, le fameux double contour pour plus de confort, des sièges rabattables, un mélange de cabines et de sièges… En plus de ça c’est du transport continu.

 

 

Les espèces de téléphériques jumbo, c’est n’importe quoi, on se croirait dans le métro à Paris. Dans ces gros machins, vous débarquez 150 ou 200 skieurs en même temps pour chausser ! Non, rien ne vaut le transport continu, avec des engins alimentés régulièrement qui déchargent les gens avec des trafics normaux. Le transport discontinu, où que vous soyez, ce n’est pas fonctionnel. Pour les débutant il y a les tapis–d’ailleurs ils en ont fait un de 400 mètres de long dans une station allemande.

Après il y a les TSD. Et puis si vous avez des problèmes, il y a le DMC pour le vent, le téléphérique débrayable (ou « 3S ») si vous avez d’énormes portées à passer, comme le Peak to Peak à Whistler.

Typiquement, à La Plagne, ça aurait été mieux avec un 3S, mais ils ont pu faire de la publicité avec leurs cabines de 200 places.

MR :
Le téléphérique de la Grave a plus de 50 ans, il est en fin de vie ?

DC :

Mais vous rigolez ! Techniquement et mécaniquement c’est super simple. Un jour un assureur m’a dit « vous savez, vos pylônes ont déjà trente ans, on veut bien aller jusqu’à cinquante ans… » Je lui ai répondu d’aller vite dire ça à la Tour Eiffel ! Pour le béton c’est pareil : et les barrages ? Non, c’est une installation qui est en bien meilleur état que dans les années 90.  Soyez tranquille pour la solidité.

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