Interview Marc-Antoine Schaer, fondateur de Alpride et gonflé du sac avalanche

Mathieu Ros Medina
Mathieu Ros Medina

Mathieu Ros Medina is a passionate skier, snowboarder and mountain enthusiast with more than 15 years of experience as a journalist in these fields.

Né à La Chaux de Fonds, dans le canton de Neuchâtel en Suisse, Marc-Antoine Schaer fait partie d’une génération qui est sur les skis dès le plus jeune âge. Skieur, snowboardeur, il vient à l’alpinisme à l’adolescence, se passionne pour la patrouille des glaciers, avec 8 éditions à son actif, à un niveau « touriste entrainé ». Également amateur de sports d’eau (kitesurf notamment) et de parapente, il est ingénieur EPFL en microtechnique, et avait donc toutes les cartes en main pour faire le pont entre le meilleur des deux mondes. Et c’est ainsi que ce passionné survolté a inventé et mis sur le marché Alpride, un des systèmes de sac avalanche les plus vendus dans le monde.

Mathieu Ros (MR): raconte nous comment l’aventure Alpride a commencé ?

MA Schaer : En 2009, j’avais une société active dans le conseil industriel, je travaillais en tant qu’ingénieur dans l’horlogerie et le médical. Quand je partais en montagne, j’avais un des tout premiers airbags, un Snowpulse, qui à l’époque se partageait le marché avec ABS. Je le trouvais terriblement lourd et inconfortable. J’ai toujours fait beaucoup de sports nautiques, et les gilets de sauvetage sont très légers et très simples. Je ne comprenais pas qu’on ait un tel décalage entre un gilet de sauvetage et un airbag avalanche. C’était un peu naïf mais c’est ce qui a provoqué le déclic : est-ce qu’on ne pourrait pas faire un airbag avalanche basé sur la même technologie qu’un gilet de sauvetage ? C’est de là que m’est venue l’idée d’utiliser les mêmes cartouches que celles des gilets marins dans un sac avalanche, et ça a été le début de l’aventure Alpride. J’utilisais des cartouches scellées, pour faire un airbag avalanche plus léger et moins cher que ce qu’il y avait sur le marché à l’époque.

Plus léger c’était le cas assez vite, moins cher on y arrive seulement maintenant, en 2023.

En 2012 j’ai gagné le prix BCN innovation, un prix du canton neuchâtelois, et ça a été une bonne reconnaissance pour permettre l’industrialisation de ce nouvel airbag, qu’on a sorti sur le marché en 2013, sous la marque Alpride, et également un modèle avec Scott. Cette version Alpride 1.0 fonctionnait avec 2 cartouches, une d’Argon et une de CO2, et on a bousculé le marché car on avait axé le développement pour avoir un airbag vraiment léger.

MR: Tu étais sensibilisé à la sécurité en montagne, tu as toi même été victime d’avalanche, ou témoin?

MA: Je n’ai jamais été victime d’avalanche, mais en 2005 j’ai eu un grave accident de montagne : je suis tombé dans une crevasse. On était sur le glacier d’Oberaletsch, qui n’est pas plus dangereux que ça, à moins de 100m d’un replat où on comptait s’encorder. J’étais 3ème dans la colonne, je suis tombé à travers un pont de neige et j’ai fait 17m de chute. Je suis arrivé au fond de la crevasse étonnamment vivant, j’ai eu beaucoup de chance car je suis tombé sur mon sac à dos et sur le pont de neige. J’étais conscient, donc les secours ont pu me descendre une corde et me remonter, avant de m’emmener en hélico… J’ai eu peu de choses, une arcade cassée avec 10 points de suture, le nez cassé, retroussé et tout recousu aussi, le coccyx cassé, et j’étais couvert de bleus de haut en bas, mais finalement je m’en suis super bien tiré. Carce jour de mars était une journée particulièrement chaude, 3 personnes ont fait des chutes sur le glacier et les 2 autres sont morts.

En 2009, quand j’ai commencé le projet Alpride, j’avais cet accident en tête. En montagne tout est beau, tout est merveilleux mais en fait tout peut basculer très rapidement, on passe du très positif au très négatif en très peu de temps.

MR: Peux-tu nous expliquer la différence entre les différents systèmes de sacs à dos d’avalanche ?

MA: les 2 principales grandes familles ce sont les sacs airbags mécaniques à cartouches, et les électriques. Les premiers produits Alpride étaient des airbags mécaniques, on a fait le 1.0 et le 2.0, puis le E1 et E2 en électrique. Aujourd’hui on est les seuls à avoir les deux lignes de produits.

Notre avance sur le marché vient surtout de nos airbags électriques, dont j’ai posé les brevets en 2018. Je n’ai pas du tout inventé l’airbag, ni même l’airbag électrique, mais j’ai amené la technologie des supercondensateurs qui fait que ça marche particulièrement bien.

Historiquement, Amer Sport et Arc’teryx sont les premiers à avoir déposé un brevet sur l’airbag électrique, quasiment en même temps que Black Diamond qui l’a sorti avant sur le marché en 2015 mais qui était un peu en retard sur les brevets. C’était un airbag avec une grosse batterie Li-Ion.

Nos supercondensateurs sont très différents d’une batterie. Pour faire de l’électricité, une batterie créée une réaction chimique. Le problème de la batterie Li-Ion, on le connait tous, tu l’as dans ton téléphone ou dans les voitures électriques, dès qu’on est dans les basses températures, elle perd de sa capacité. Ce qui fait que tu dois très largement surdimensionner ta batterie pour qu’il te reste un petit peu d’énergie à des températures négatives.

Avec les supercondensateurs, l’énergie est stockée sans réaction chimique, avec les mêmes performances à +20 ou à -30°C. On peut dimensionner au plus juste pour que ça fonctionne parfaitement à -30°C, ce qui en fait la source d’énergie idéale pour un airbag avalanche, qui doit fonctionner peu de temps (5 secondes de gonflage) avec un maximum de puissance, et être insensible à la température.

MR: Et le design du système de gonflage, le ventilateur, ça change beaucoup les choses?

MA: J’avais déjà développé deux systèmes à cartouches, j’avais donc toutes les spécifications désirables pour un airbag. Je voulais créer un sac avalanche électrique qui ait les mêmes performances de gonflage qu’avec un système à cartouches. C’est pour ça que je me suis orienté tout de suite sur une technologie « roue de turbocompresseur ». C’est ce qu’on connait dans l’automobile, sans la partie échappement. Ça n’a rien à voir avec un ventilateur, c’est vraiment une roue de compresseur radiale qui permet de générer un maximum de puissance au niveau de la pression. On arrive à générer beaucoup de pression statique et beaucoup de volume en très peu de temps. Un airbag c’est un débit de 50L/s, ce qui est quand même conséquent, pour gonfler un minimum de 150 litres de ballon. C’est une technologie difficile, avec des pics à 70000 tours/minute. Avec ce design, on est capables de donner une forte pression en début de gonflage, pour que l’airbag sorte dans toutes les conditions, qu’on module ensuite avec l’électronique car on a moins besoin de pression en fin de gonflage.

 

 

MR: Quelle est la différence avec les concurrents ?

MA: Les modèles de chez Ortovox et Arc’teryx fonctionnent avec des supercondensateurs en reprenant mes brevets, même si ils ont du tout rappeler cet hiver. Il y a quelques années, on a connu le succès avec le Alpride E1. Même si il est totalement différent de ce que fait Arc’teryx, Amer Sport [société mère de Arc’teryx, partenaire de Ortovox sur les sacs avalanche NDLR] avait déposé un brevet hyper large sur les airbags électriques. Ils sont donc venus me parler et pour éviter qu’on se batte, on est tombés d’accord sur le fait que eux peuvent utiliser mes brevets supercondensateurs, et moi je peux utiliser leurs brevets sur les airbags électriques.

Avec les marques qui intègrent Alpride, on a une très grosse part du marché et on ne pouvait de toutes façons pas livrer tout le monde. Mais les problèmes de rappel du Litric [sac avalanche de Arc’Teryx, NDLR] rappelle que c’est extrêmement difficile de faire des produits technologiquement fiables. On a sorti le E1, maintenant le E2, ça fait déjà 5 ans qu’on fait des airbags électriques et 10 ans des conventionnels, c’est une expérience solide, qui vient aussi du fait qu’on ne fait rien d’autre, on se concentre entièrement sur ce produit très technique.

MR: D’où t’es venue l’idée des supercondensateurs, qui sont une telle révolution pour les airbags électriques?

MA: Ma première idée c’était d’utiliser une roue de compresseur avec un système mécanique, un ressort de barillet comme on utilise dans l’horlogerie. Mais ça ne marchait pas, on n’arrivait pas à gonfler complètement l’airbag. Je me suis dit c’est bête, j’ai développé toute la roue de compresseur, finalement je vais y mettre un moteur. J’ai fait l’essai avec un moteur et une batterie, ça marchait hyper bien. J’ai mis ça au congélateur, ça ne marchait plus du tout. Donc j’ai laissé ça dans un tiroir pendant un an ou deux, et je suis tombé sur un article scientifique qui parlait des supercondensateurs, et je me suis dit que c’était ce qui me manquait.

J’ai commandé un module standard 12 volts, un gros machin avec 6 supercondensateurs, je l’ai branché sur mon démonstrateur qui était dans mes tiroirs. J’ai laissé le tout au congélateur pendant 24h à -30°C, et quand j’ai sorti pour faire le test, ça a gonflé extraordinairement bien. Que ce soient les cartouches ou les batteries, 24h à -30°C c’est toujours difficile. Même les cartouches tu vois la différence de performance, tu as une perte de pression. Mais avec les supercondensateurs, j’ai compris dès ce moment-là que c’était la technologie d’avenir, alors j’ai déposé les brevets et je suis parti sur le développement du E1.

MR: Les airbags électriques c’est comme un pistolet à plusieurs coups, tu peux t’entrainer avec, c’est ça qui a changé la donne non ?

MA: Ce qui est paradoxal avec les airbags à cartouche, c’est que les gens ne l’utilisent pas. Ils ont tous cette crainte de tirer la poignée. Mais quand tu n’utilises pas ton matériel, tu ne le connais pas. Et comme tu ne le connais pas, tu ne veux pas y toucher, tu te demandes si ça va marcher.

L’airbag électrique c’est exactement l’inverse. Comme tu peux t’amuser avec, tu le gonfles, tu le déplies, tu le replies. Alors non seulement tu le connais, tu sais l’utiliser, mais surtout tu sais qu’il marche. Plus tu l’utilises, plus tu as confiance dans ton produit. Donc tu te trouves dans un état ou tu as beaucoup plus confiance dans un airbag électrique que dans un airbag à cartouche.

Techniquement, il n’y a pas de différence de fiabilité. Un airbag à cartouche c’est super robuste, c’est de la technologie très simple. Le seul problème c’est si tu n’as pas oublié d’armer le ressort ou si tu as monté des cartouches vide dessus. Ce sont des choses très basiques mais qui arrivent régulièrement. Mais si tu as fait le minimum de contrôle, ce sont des systèmes hyper fiables et robustes.

Par contre il y a une grosse différence de perception, et pour le consommateur c’est énorme.

Ce qui manquait aussi, et en Europe on le ressent moins, c’est que l’airbag électrique permet de voyager en avion, en particulier aux USA, là-bas les ventes sont quasiment à 100% électriques.

Le seul avantage de l’airbag à cartouche aujourd’hui, et ce n’est pas des moindres, c’est le prix. Quelqu’un qui n’a pas besoin de prendre l’avion, autant acheter un airbag à cartouches, ce sera moins cher de presque 30-40%, tout autant fiable, et pour un même poids.

MR: Sur le poids justement, tu en parles beaucoup, on a gagné combien et qu’est ce qui est encore possible ?

MA: Quand j’ai commencé Alpride, je me suis tout de suite battu pour faire des airbags à cartouche légers. Les premiers pesaient moins de 1300g, et les nouveaux sont descendus à 1140g. Le E1 pesait 1280g, et on a gagné 150g avec le E2. Ce n’est pas loin du kilo, mais on a un peu atteint cette limite ou on ne va pas pouvoir aller plus bas.

Il existe des sacs légers qui, système airbag compris, pèsent juste en dessous de 2kg, tandis qu’on se trouve plus entre 2,2 et 2,4kg pour des sacs standard. Mais je pense que les gens qui dépensent de l’argent pour un sac airbag ne veulent pas du super light, ils veulent quelque chose qui soit un minimum solide.

J’ai imposé ma vision des choses avec le E2. Toutes les marques qui intègrent ce système dans leur sac ont un standard, dont ce qu’on appelle le « webbing frame », une sorte de harnais qui reprends toutes les forces entre le sac et le rider. La norme EN7-76 doit tirer 300kg entre le sac et l’airbag, et le sac doit tenir. Nous on a eu des cas avec des riders pros qui ont réussi à arracher la ventrale d’un de nos sacs en atterrissage de double backflip. Du coup j’ai imposé de passer les tests en charge à 500kg, ce qui apporte plus de sécurité et simule mieux l’effet dynamique.

Ça a forcément un cout et c’est forcément un peu plus lourd, mais je refuse de gagner 100g ou même 200g sur la sécurité d’un utilisateur. On veut du léger, mais il faut avoir conscience que l’ultra léger a un impact sur la résistance globale. Je mets au défi de trouver un sac ultra léger qui passe 500kg de traction.

MR: Qu’en est-il de la formation ? Tu parlais des problèmes qu’on peut rencontrer quand on ne connaît pas son airbag…

MA: Le facteur « immunité » dont on parle souvent à propos des airbags dure très peu de temps. On s’habitue très vite à avoir du matériel, c’est un peu comme le casque en ski ou en vélo,

après quelques temps avec un casque tu te dis plus « je vais aller plus vite parce que j’ai un casque ».

La discussion est un peu la même qu’au début des DVA. Les gens qui achètent un airbag, les premières semaines, ils vont peut-être se dire « ah si jamais j’ai mon airbag » mais la deuxième saison plus du tout.

Après un airbag c’est comme un DVA, il faut savoir l’utiliser, même si c’est plus facile, ça demande moins d’exercices, mais il y a la base. Avoir controlé son matériel, être sur que le ressort est armé, que la cartouche est pleine. Ce sont des choses qui paraissent totalement évidentes, mais en deltaplane par exemple, oublier d’attacher son harnais avant le décollage est un des premiers facteurs d’accident. Ça parait totalement absurde, mais pour les airbags électriques c’est la même chose, il faut juste avoir pensé à allumer son airbag. On a des sacs qui ont des autonomies qui se comptent en semaines ou en mois. Donc moi je dis si vous allez une semaine à la montagne, vous l’allumez quand vous arrivez et vous l’éteignez une semaine après, pas besoin de l’allumer et l’éteindre tous les jours. C’est de l’équipement qui est devenu très facile, beaucoup plus que de chercher quelqu’un avec un DVA. Malgré tout il y a une habitude à prendre, quand tu rides de pouvoir saisir sa poignée, et les fondamentaux sous-estimés, comme de ne pas avoir les dragonnes. Le premier facteur pour ne pas tirer la poignée c’est les bâtons pris par la coulée et on ne peut pas ramener la main. Donc quand on skie avec un airbag c’est 0 dragonne. Et puis avec un airbag aujourd’hui, la règle c’est qu’au moindre doute, on déclenche. Il ne faut pas attendre, pas hésiter.